Ne disparais pas derrière ton masque Charles
Jeudi 9 Juin 2022 / Eveil
J’écoute Charles qui joue. Comme de nombreux enfants, il avait 4 ans quand il ses parents l’ont inscrit au Matou Enchanté. Il a commencé par les deux années d’Eveil Musical. La musique était une évidence pour lui. Charles est un enfant précoce et hypersensible.
Je me suis toujours demandée pourquoi tant d’enfants précoces intégraient mon cours. C’est comme un accord, une évidence : le courant passe entre nous. Et j’observe ces enfants décalés, desaxés parfois, avec ces petits corps qui ne suivent pas toujours la vitesse de la pensée, avec ces émotions souvent extrêmes qui, liées à une intelligence vive, s’entrechoquent les unes avec les autres. Et je les accompagne, je les écoute et peu à peu, un liant, un courant fluide mais timide, à savoir une musique hésitante du bout de leurs petits doigts parvient à tout concilier : des mouvements du corps au souffle souvent court, les corps encore maladroits essayent de ralentir les opérations d’un cerveau trop rapide.
Charles est dans mon cours depuis presque 10 ans. Je l’écoute jouer son Menuet de Telemann un soir. Un toucher délicat, un sens de la musicalité qui est plutôt celle du baroque, avec ses nuances antagonistes, Charles, j’ai toujours pensé, est plus fait pour le clavecin que le piano…
Où sont tes nuances fortes Charles? Il n’en a plus. Depuis quelques mois, Charles joue de moins en moins fort. Son toucher effleure les touches du clavier, les doigts frêles et pourtant agiles, enfoncent si faiblement que le son en devient assourdissant de silence.
Mais qu’est-ce qui se passé Charles? Charles tu m’entends? Tu écoutes quand je te parle ? Non, il n’écoute pas. Il est parti Charles, il s’est perdu derrière un petit bout de tissu, il en a perdu sa voix derrière son étouffoir blanc.
Parler. Expliquer. Ne disparais pas derrière ton masque Charles.
Il réfléchit. Il réfléchit beaucoup. Nous cherchons ensemble un autre son. Un son réel, vivant, incarné. Et puis je le lâche. Je ne peux pas tout contrôler. Les choses se font ou ne se font pas. Attendre.
Je l’entends jouer un autre soir. Une petite Sonatine en do majeur de Clementi
La mélodie de ce morceau est simple, toute droite, linéaire et blanche presque.
Il joue fort. Il écrase le son. Il raidit ses poignets. Charles fait un immense effort pour sortir la voix.
Recommencer. Lui parler. Discuter. Et puis chercher le souffle surtout. Charles pense beaucoup plus vite qu’il ne parle. Son souffle est toujours coupé, les mots disparaissant presque derrière une pensée bien plus rapide.
Le temps passe. Je l’écoute un autre soir. La Sonatine en Sol Majeur de Beethoven.
Quand il s’agit de Beethoven, je ne lâche rien, il faut interpréter Beethoven, ses contradictions déjà si présentes dans sa période classique.
Il a tout compris Charles. Il joue magnifiquement bien, perlé et fort, doux et contrasté.
Nous sortons de la pandémie un peu, ses parents sont vaccinés, et derrière son masque épais, rassuré, Charles respire enfin. Le soleil brille, le feuillage des arbres murmure et il est soulagé cet enfant. Je suis songeuse : qu’ont donc vécu ces enfants durant toute cette année ? Ce jour-là, les contradictions beethoveniennes n’étaient qu’un jeu d’enfant pour ce très jeune adolescent.