Le chagrin de Lou
Samedi 30 Janvier 2021 / Piano
J’adore le piano ! J’adore le piano ! J’adore le piano !
Je regarde ses petites sandales balancées près de la porte, ses doigts hésitants qui cherchent les notes sur le clavier, et je suis songeuse.
Lou vient au Matou Enchanté depuis qu’elle a 4 ans. Ses copines Elisa et Rosalie se se jointes à elles. Elles ont été mes petites élèves. Un trio de petites filles attachantes et vives d’esprit. Leurs mamans sont amies entre elles, et j’aime ces liens, ces amitiés, ces générations de femmes.
Dans cette valse intergénérationnelle au féminin, je suis bien, dans mon élément.
Lou a bientôt 10 ans. Elle vient chez moi depuis 6 ans à présent. Elle a fait des progrès fulgurants au piano mais à un moment donné, j’ai senti que la maturité émotionnelle et l’agilité de ses petits doigts n’étaient pas du tout en accord. Lou avançait plus vite que la musique.
Ralentir. Ne rien demander. Ou juste un peu. Attendre.
Elle avançait trop vite la petite Lou.
Ses tous premiers morceaux de compositeur, ce n’était pas encore ça. Même pas du tout ça.
Elle jouait les notes mais la musique demandait une profondeur d’écoute qui lui échappait. Elle ne voulait plus jouer ces morceaux par ailleurs.
Lou n’était à l’aise qu’avec des petites études musicales. Des petits morceaux courts, des petites miniatures d’un classicisme charmant.
Mais il n’était pas question d’immaturité seulement. Quelque chose en elle refusait un dialogue musical, une partie d’elle refusait une certaine intimité avec la musique. Lou, contre toute attente, s’enfermait dans un silence inhabituel. Au fils de mois, ses yeux noirs que je voyais par-delà son masque, s’étaient éteints.
Cette enfant, l’une des plus joyeuses de mes élèves, était devenue silencieuse et triste. Et les petites études, si petites, si encadrées, avec leur harmonie en mode majeur, avec ses mélodies si bien structurées et prévisibles aussi, semblaient la sécuriser.
Demander à la mère, si attentive, si fine en observation ce qui se passait. Elle ne savait pas. Elle ne comprenait pas. Lou lui échappait aussi. Les raisons étaient nombreuses pourtant. La pandémie, le confinement, le masque, la solitude. Mais Lou s’enfonçait dans un chagrin de plus en plus profond.
Et ça, ce n’était pas compréhensible.
Lou ne veut plus parler.
Lou ne veut plus venir.
Lou ne veut plus jouer du piano.
Parler. Chercher.
Faire des liens.
Et puis, un jour, c’est devenu parlant, évident.
Lou, pendant le confinement, s’est sentie abandonnée.
Sa mère, directrice de crèche, devait travailler, être là pour les autres, à tout prix.
Mais son père, malade du cœur, était une personne fragile. Lou et son père ont quitté Paris pour Biarritz. Pendant plusieurs mois, Lou s’est retrouvée seule, sans ses petits camarades. C’est ce qui a été le plus difficile je pense.
Je lui ai donné des cours en ligne. Elle s’était procurée un tout petit clavier rose bonbon et elle s’accrochait à la musique. Mais je la sentais seule, très seule.
Ce n’est que des mois plus tard, quand tout est rentré dans l’ordre, que Lou s’est enfoncée dans la mélancolie. C’est ce décalage qui nous a plongés dans la stupeur et l’incompréhension.
J’adore jouer du piano me répète-elle aujourd’hui. Ses yeux brillent. Je l’écoute jouer ses petites études. Il y en a 101 dans son recueil. Je me dis qu’à un moment donné, elle va me demander autre chose quand même.
J’attends.
Chaque fois que j’écris sur cette période si étrange, je me le demande, qu’ont-ils donc vécu ces enfants ?
Lors du premier confinement, ils ont applaudi les infirmiers et les décors, chaque soir à 20h. C’était devenu un petit rituel de famille, un moment de joie et d’espérance.
Mais un jour sur Zoom, je leur ai dit, à ces enfants, de 4 ans, 5 ans, 6 ans qu’ils se trompaient un peu tout de même. Ben oui quoi, les véritables héros de cette pandémie, c’est vous, les cocos, c’est vous qui supportez l’insoutenable. Et avec les parents, tous les parents, sur Zoom, nous les avons applaudis, eux, ces petits héros.